Nous voilà en Mai. Où suis-je ? Pourquoi y suis-je encore ? Je savais que je n'y arriverais pas. Au moment-même où j'ai recommencé, je l'ai su. On me rabache le manque de confiance, on me demande de m'imposer. C'est quelque chose de difficile à réaliser quand on a toujours vécu dans l'ombre d'un autre.J'aurais aimé être avec ces hommes il y a 65 ans. J'aurais aimé risquer ma vie pour prendre une crête infectée d'ennemis et rendre le capitaine de section fier. Voir mes copains traverser les tirs ennemis avec dans les yeux la même détermination. Entendre les éclats d'obus arracher nos vies. Aider le doc à recoudre les entailles, porter un brancard pour sauver un ami au risque d'en perdre dix. La voilà la fraternité. Le voilà l'héroisme auquel tout le monde semble se raccrocher. Mais moi, je ne suis que ce petit soldat qui se demande pourquoi il est encore en vie et pas les autres.
Ils semblent surpris, beaucoup doivent en rire. C'est la fin d'un cycle qui aura trop duré. Et j'ai dans la peau vos sourires qui se battent en mémoire du passé. Des dizaines de visages d'hommes et femmes qui ont, chacun à leur manière, envahi mon subconscient pour l'éternité, aussi risible soit-elle. Je danse avec mes souvenirs pour ne pas oublier que j'existe. Et secrètement j'espère qu'un jour l'un d'eux me demandera pourquoi. Je l'inviterais alors dans ce chalet où je me vois finir mes jours. Je le laisserai choisir un vinyle et lui servirait un café noir. Je m'installerai dans le fauteuil en chêne de mon grand-père. Je lui raconterais tout. En tremblant parce qu'il le faut. Mon monologue terminé, j'irais l'embrasser entre les yeux, là où on ne trompe personne, et je lui confierai mes brouillons. Je pourrais alors me laisser mourrir dans la moiteur de l'été, au milieu d'une nature que j'aurais toujours enviée. Mais pour l'instant j'ai vingt ans et encore beaucoup de merveilleux souvenirs à attraper.